Par Thierry Quéré
Oyé, oyé, compagnons pèlerins, curieux et passants, qui foulez les saintes dalles des antiques églises de nostre vieux royaume ! Je suis, à vous parler, l’illustre et renommé Gargantua, géant des montaignes et des vastes plaines, né des festins plantureux et des prouesses mirifiques qui hantent les récits. Beaucoups disent que je ne suis qu’un conte, une fantaisie tissée par les bardes et ribauds, d’autres croient que ma chair fut bien réelle et pesante. Qu’importe, mes amis, car ce jour je viens, tout grand et gaillard, vous entretenir des os mystificques qui pendent encore aux voûtes de nos cathédrales et saintes églises.
Ces ossements pendants, oy bien, ce sont les miens, ou bien ceux de mes frères Samson le vaillant, ou encore d’une bête si terrible que nul n’oserait la nommer ! Prenez garde, mes bons amis, car ces os ne sont point là pour amuser l’œil ou occuper l’espace en vain. Que ce soit à Vérone, à Laon ou à Rieupeyroux, ils retiennent en eux une sage vieille comme la terre, auréolée de légende, enveloppée de mystères épais.
Voyez donc l’omoplate suspendue en l’église de Rieupeyroux, où moines dévots et vilains superstitieux murmurent qu’il s’agit de mon propre os ! Nombreux disent qu’il est celui du glorieux Samson, mais ne vous y trompez mie ! C’est bel et bien le mien ! Ne fus-je pas celui qui, d’un geste léger, lançai des rochers énormes à travers champs, et ce jusques à la chapelle Saint-Jean ? Ces pierres sont témoins de ma force admirable et de ma colère divine !
En d’autres lieux, l’on murmure que ces ossements seraient issus des baleines monstrueuses que les pieux Croisés, partis guerroyer en Terre Sainte, auraient rapportées avec eux, triomphants et bénis. Il en va ainsi de l’os suspendu en la noble cathédrale de Laon, ramené par des Chanoines en quête de reliques de grand prix au XIIe siècle. L’on raconte qu’il s’agit d’une mâchoire ou d’une côte de ces bêtes marines énormes.
Mais moi, je vous le dis : cet os pourrait bien estre l’épaule d’un de mes frères géants, tombé en franchissant la Manche pour aider à la reconstruction de ce temple béni.
À Vérone, mes amis, encore un os s’y pend, dans l’atrium de la Sainte Maria. Ce vieil os est devenu presque invisible à l’œil des pèlerins tant le temps l’a usé. Mais sachez-le bien : il est là, vestige d’un temps où dragons, baleines et autres créatures infernales étaient chassés par nos vaillants chevaliers ! Il n’est mie là par hasard ! Ces reliques monstrueuses trônent dans les maisons du Christ pour rappeler à tous la lutte éternelle du bien contre le mal. Qu’ils soient dragons ou baleines, ou même moi, Gargantua, nous symbolisons ces forces brutes que les chevaliers du Seigneur ont vaincues !
Voyez-vous, ces os pendants ne sont mie de simples ornements pour le plaisir des yeux. Ils sont le symbole d’une grande victoire spirituelle, celle de l’âme sur les monstres des siècles passés. Qu’ils proviennent de baleines, de dragons ou de mes frères géants, ils furent suspendus en offrande, témoignages des combats glorieux. Et ne vous y méprenez point, car quiconque franchit la porte d’une église où se balance un ossement de telle créature, se trouve dès lors sous la protection des reliques antiques. Les maîtres bâtisseurs, ces sages qui élevèrent les cathédrales, ont su capter l’énergie sacrée de ces os pour protéger les âmes pieuses qui y viennent prier.
Les légendes qui courent sur ces os varient selon les terres et les peuples. À Rieupeyroux, l’on dit encore que c’est moi, Gargantua, qui bâtis l’église à bras raccourcis, avant de me courroucer fort pour quelques sous que le seigneur refusa de me payer. Mais mon ire, bien qu’épouvantable, n’ébranla point les murs sacrés, et mes grandes pierres se dispersèrent alentour, tandis que mon os immense se retrouva accroché au-dessus de l’entrée, veillant sur les fidèles.
Donc, mes compagnons, la prochaine fois que vous verrez un os suspendu dans une église, souvenez-vous de ce que je vous conte ce jour. Peut-être est-ce l’omoplate de Gargantua, ou l’épaule de Samson, ou bien une mâchoire de baleine des temps antiques. Mais en vérité, ce sont bien plus que de simples os. Ce sont les gardiens des légendes oubliées, suspendus entre ciel et terre, entre foi et fantastique.
Et qui sait, si vous tendez l’oreille bien doucement, peut-être entendrez-vous le murmure des géants endormis, veillant encore sur le monde des hommes…